Photo : jmo au bivouac de Sesto
Voie du Dolmen au Turon. Le fantôme de Marie
Dimanche 26 Novembre 1961 – Première de la voie du Dolmen.
Equipe : Hervé-Jean. Véhicules : vélos et voiture. Trajet : Pau-Arudy AR.
J’ai choisi d’aller à Arudy ce dimanche 26 Novembre, que cela plaise ou non à Hervé [ça sent le clash sous roche !].
Peu s’en fallut, ce jour-là, pour que nous y allions en moto, cette moto qui rouille dans le garage de Mamaïta. L’imprévoyance d’Herrwick nous oblige d’envisager l’expédition à Arudy en vélo. [Comme quoi nos évasions vers notre paradis arudyen devaient être gagnées de haute lutte chaque fois]. Par comble de malheur, au moment de partir, dimanche matin, Hervé ne retrouve plus son vélo ! Son espèce de frère le lui avait fauché sans rien lui dire, pour rejoindre son équipe de boy-scouts. Rien de moins. Effarant. A la limite du désespoir nous empruntons le vélo de ma mère, son vélo en tubes Reynolds dont elle était si fière. [Son unique moyen de transport pour aller faire les courses pour six personnes, alors que le paternel se prélassait tout seul dans une grosse berline. Jamais il ne l’aida dans ce quotidien besogneux, ingrat et dur. Typique d’un pervers narcissique.]
Mais dès la route de Gan ce pauvre vélo, éreinté par une longue et dure vie de labeur quotidien, s’écroule sur la route. C’est la fin ! Pas d’escalade aujourd’hui. Moi qui m’y étais préparé toute la semaine… Herr Wick est résigné en apparence. Il regarde la vie de haut et rien de ce qu’il fait ou ne fait pas n’est important pour lui. C’est l’impression qu’il me fait. Il a un peu le recul désabusé que peut avoir l’avant-dernier d’une longue fratrie, pétrie d’expérience. Certaines de ses nièces ont le même âge que lui. A l’opposé je suis un aîné, victime des anxiétés générées par ce « poste ». Mes objectifs (Hervé n’en n’a pas) je veux les atteindre, quoi qu’il m’en coûte. En ce qui concerne l’escalade j’ai toujours en toile de fond, de manière inconsciente la plupart du temps, les piliers de l’Embarradère, l’échec et le désir de revanche.
Nous voilà donc plantés sur la route de Gan. J’étouffe de frustration. Arudy si près, si loin ! Et cet Hervé résigné. Je trouve qu’il se résigne avec une facilité ces temps-ci ! Mais pas tant que cela en fait ; je le découvre lorsqu’il me susurre sans avoir l’air d’y toucher de partir à travers les collines qui bordent la rive droite de la vallée de Gan (avec le Neez) pour rejoindre le chalet Fou-Fou, qui, à l’estime, doit se trouver à l’Est de notre position. Peine de rocher n’est point mortelle si l’on peut se consoler avec la famille Fougère en général et Marie en particulier, cette mignonne petite blonde aux yeux bleus qui lui a tapé dans l’œil, n’est pas le dernier élément de consolation, peut-être !… Enfin, l’avenir décidera.
Devant l’impossibilité de gagner Arudy par nos propres moyens, je ne suis pas totalement opposé à ce raid. Partir en exploration par monts et par vaux sur un terrain inconnu n’est pas pour me déplaire. Foncer tout droit à travers les obstacles, arriver au but par des voies autres que celles trop bien tracées par les hommes. Oui. Mais aujourd’hui mon projet était de grimper. Je propose que l’on retourne à Pau et que l’on avise.
De retour à El Patio nous trouvons papa et Christine prêts à partir en voiture [souvent ensemble ces temps-ci ces deux là, bizarre]. Ils proposent de nous conduire. Youpii, je gagne ! Mais Hervé cherche encore des prétextes pour rester. Cela me met en rage. Petit crétin à quoi penses-tu donc ? Pourquoi consumer sa jeunesse pour une femme, pourquoi gâcher son temps, perdre son énergie et finir par se complaire dans la satisfaction de l’insatisfaction ? Mais pourquoi donc ?
Nous nous retrouvons rapidement, Hervé et moi, sous les parois du Turon, le fameux groupe III. Un vent du Sud très chaud souffle. L’occasion d’une discussion à propos de l’argent, de la fortune, de l’avenir. Dans ces domaines Herwick a une drôle de mentalité et s’oppose par là à mon moi profond. Je ne lui cache pas qu’un jour je serai « riche » [en rapport avec ce dont nous disposons comme argent en ce moment], et lui fauché. Je me trouve peut-être un peu vache.
Allez, foin de ces considérations débilitantes. Ah si l’on pouvait lire l’avenir ! Attaquons plutôt la voie qui se dessine dans le mur réfractaire qui nous domine de son inquiétante verticalité. Pas un défaut dans l’élan majestueux de ce pan de muraille. Quelques touffes d’épineux coupent la monotonie de ce vertigineux domaine, quelques lierres grimpent à l’assaut des surplombs.
La première longueur de corde n’est pas trop difficile, la voie étant bien individualisée dès le départ. Le premier relais se fait sous un auvent. Il est bon. Ensuite la « voie » fourche. A gauche elle file en empruntant une petite virette au beau milieu du mur lisse, qui n’est balafré qu’au niveau de la première longueur. Mais la virette s’estompe très vite. Ce n’est pas l’itinéraire logique. Un cheminement ascendant vers la gauche apparaît au-dessus de la virette. Je me rétablis avec précaution et le plus de sang-froid possible sur une minuscule plate-forme, repoussé en arrière par les surplombs qui l’abritent.
Il faut ensuite virer à gauche et passer. Mais comment ? En libre, brrr !!! Je ne pense pas pouvoir aller bien loin. Je réussis à placer un piton, non sans mal d’ailleurs. C’est assez aérien. Le fait d’enfoncer le piton ébranle la prise qui supporte mon poids. Deux autres pitons me permettent d’atteindre un tout petit rebord. J’installe un relais sur piton. Hervé renonce à enlever les pitons. Il continue en tête. A ce moment la pluie se met à tomber drue et nous trempe rapidement. Le pitonnage est très difficile. Il en vient à se servir d’un petit buis comme piton. Ce pauvre buis plie et menace d’être arraché. Il est fou (Hervé). Plus haut il se pend à un coin à peine enfoncé et termine la longueur « protégé » par un piton enfoncé à la main. Il fait relais sur un buis.
La plate-forme herbeuse n’est pas trop mauvaise. Pour le rejoindre je n’ai pas d’étrier et suis obligé de faire pas mal d’acrobaties sur un rocher devenu glissant à cause de la pluie. Le dernier piton posé-main me fait faux bond et je me retrouve pendu par un bras à une prise heureusement formidablement bonne. Haute voltige sur plein gaz, car le vide se creuse mais ne me trouble cependant pas outre mesure. L’important est d’atteindre le relais. Je continue en tête, sous des trombes d’eau qui nous dégoulinent sur tout le corps de façon très désagréable. Le terrain devient croulant et je finis par envoyer un caillou sur la tête d’Hervé malgré toutes mes précautions. De la profonde estafilade le sang jaillit et lui couvre le visage. C’est la guerre !
J’établis un relais sous un toit qui nous abrite agréablement. Encore un joli rétablissement et c’est la sortie de la voie avec le déferlement de roches branlantes que nous expédions par le bas, comme à chaque fois. Ces roches, ces lieux sont vraiment vierges de toute présence humaine jusqu’à notre passage. Les sensations ressenties s’apparentent à celles des premières en montagne, sauf qu’ici l’homme, préhistorique ou actuel, n’est pas loin. Il a vécu tout près des falaises que nous grimpons et ne les a sans doute jamais escaladées. C’est du moins ce que nous pensons.
Nous allons vite nous enfermer dans l’abri-bivouac [ancienne tombe préhistorique violée par l’archéologue Laplace après avoir déplacé la pierre qui en cachait l’entrée]. Nous allumons un feu pour nous sécher et surtout nous enfumer. C’est d’un sympathique… qu’Herr Wick ne semble pas apprécier à sa juste valeur. Le rendement de séchage reste faible.
Le récit manuscrit s’arrête là. Je pense que mon père est venu nous prendre pour rentrer à Pau.
Croquis de la Voie du Dolmen dans le texte.